Il y a quelques années, j’ai visité la salle de reddition à Reims où, en présence de tous les représentants des armées Alliées, le Général Jodl signa le 7 Mai 1945 la capitulation sans conditions de L’Allemagne. J’ai dit à l’ami qui m’accompagnait ce jour-là : « Te rends-tu compte ? Cette nouvelle signature sur un registre m’a permis de connaître mon papa ! ».
Capturé en Novembre 1940 dans ce que certains ont appelé « les grandes vacances », mon père ne pouvait pas être présent, en Décembre 1940, à de la naissance de son fils André, premier-né de la famille, au 66 Faubourg de Nancy (actuellement Avenue du Général De Gaulle).
C’est l’effervescence en Mai 1945, des prisonniers rentrent de captivité. A Lunéville, le propriétaire de la filature, Monsieur Banzet, envoie son chauffeur à l’arrivée de chaque train venant de L’Est afin de ramener à son domicile chaque prisonnier revenant d’Allemagne, souvent en piteux état…
C’est le soir, j’ai quatre ans et demi, maman m’a mis au lit car il est tard pour le petit bonhomme que je suis. Je suis cependant éveillé, bien qu’aux paupières alourdies, car je ressens cette atmosphère électrique d’attente…
Madame Samuel, une voisine et compagnon de misère de Maman, est là ce soir… Elles seront d’ailleurs amies les soixante années suivantes de leurs longues vies, fidèles à cette amitié comme on sait l’être en Lorraine…
J’entends tout-à-coup dans un demi-sommeil : – Madeleine, je crois que c’est lui !
Toutes deux se penchent furtivement à la fenêtre (ça, je l’imagine) puis c’est la cavalcade dans les escaliers (nous vivons au premier étage). Bien sûr, je suis curieux, excité, il y a du bruit à la cuisine, l’immense soulagement, la joie des retrouvailles après une si longue absence… Enfin, la lumière s’allume dans ma chambre, je cligne des yeux et j’entends : – C’est ton papa !
Un papa, au fait, c’est quoi ? Comme des centaines de milliers d’autres, je ne sais pas…
Il y a bien le voisin d’à-côté, Mr Martin, réquisitionné comme conducteur de train. Je vais manger de temps-en-temps chez eux et ils s’arrangent pour me taquiner en me présentant une assiette de rebuts, mal cuite, qui laisse des petits points bien visibles ; quand j’ai demandé ce que c’était, ils m’ont dit « Ce sont des puces. ». J’ai droit à chaque invitation à cette assiette que je rejette en disant « Je ne veux pas manger des puces !» pendant qu’ils rient sous cape
Oui, un papa, c’est quoi pour un gamin de quatre ans et demi ?
Dans le livre, « Mon père disait » de Joe Pellegrino et Joe Bettaglia (éditions VIDA) je lis :
– 66 % des jeunes qui se suicident viennent de famille sans père (5 fois plus que la moyenne)
– 99 % des enfants SDF ou en fugue (20 fois plus que la moyenne)
– 85 % des violeurs aux prises avec des problèmes de colère (14 fois plus que la moyenne)
– 71 % des élèves qui décrochent du secondaire (9 fois plus que la moyenne)
Quelle grâce d’avoir un père… Quelle grâce que Dieu me l’ait gardé mais je vais vous décevoir… Le lendemain de cette nuit agitée, mon papa se rase. Comme à l’époque, avec un blaireau, un bol de savon et un grand rasoir couteau… Surprise, c’est rigolo, ça… Comme un clown on se barbouille le visage en blanc… Je m’approche un peu trop, touche papa qui a une petite coupure, et bing, c’est parti, la première claque paternelle… Où sont les belles promesses partagées par ma maman ?
– Ton papa, il est grand (ça oui), il est beau (?), il est fort (aïe, trop !), il est gentil (tu parles !)
Je m’enfuis, offusqué, indigné, courroucé, énervé, révolté. Ce papa-là, je n’en veux pas, il faut le revendre (j’ai dû avoir les oreilles rabâchées par le marché noir !). Pauvre maman, qui jouera le rôle délicat de la conciliation et de l’apaisement, la cheville ouvrière de la paix, de l’entente, de la patience, de l’Amour…
Cher papa, pouvais-je le savoir ? Tu es rentré très malade de ta captivité, l’estomac noué par les restrictions, l’angoisse, la peur, l’incertitude, la terreur parfois, lors des bombardements alliés. Tu nous racontais le raid de six-cent avions alliés lâchant des bombes soufflantes, au point qu’un de tes codétenus s’est vu projeté en haut d’un arbre…Ou des bombes incendiaires qui crament tout… Qui a eu l’idée lors de ripailles de dire que l’on fait la bombe ?
J’ai vu mon papa, après les repas, se tordre de douleur, allongé par terre, se tenant l’estomac…. Cher papa, tu as dû souffrir physiquement et tu as dû être bien déçu de ta progéniture, « Le fruit de nôtre amour » comme Maman avait dû te l’écrire dans les rares courriers acheminés par la Croix Rouge. Cet amour qui a duré toute votre vie. Quel exemple pour moi !
– André
Un fils sage fait la joie du père
Proverbes 10 verset 1
Les Pères sont la gloire de leurs enfants
Proverbes 10 verset 10